Une lente gestation : Pensées, regards et paroles de musiciens

Les musiciens font de nombreuses observations de détail qui les stimulent au cours de leur activité. Discrets mais attentifs, ils voient et comprennent des situations à leur façon depuis leur petit piédestal ou leur espace réservé, avec leurs préoccupations techniques et esthétiques, leur vie intérieure et leurs soucis d'artistes chargés d'animation.

- Les hommes tardent à se montrer à ce bal. Ce seront donc d’abord branles, chaînes bretonnes, brande, sept sauts pour faire patienter utilement et agréablement ces dames.

- Ce soir la danse se déplace nettement à l’écart de la scène, plutôt vers le fond, à droite : les poseurs de parquet ont dû égarer leur niveau à eau ou forcer sur le cidre.

- Un ami-danseur nous fait des signes énergiques de basketteur menant le jeu, je comprends sur ses doigts « faites por favor encore au moins trois passages de ce mixer ». Un rapide coup d’œil, vite vérifié trois places plus loin : ah d'accord, muy bien on va satisfaire sa forte attente.

- Au micro, étonnez (ou agacez) votre public par certaines précisions méconnues, savamment établies*. Mais cela peut déstabiliser les foules (en fait les 1% qui écoutent et entendent la voix, en bal) et vous serez parfois taxé d’intello qui ferait mieux de jouer et faire danser au lieu de briser rêves, mythes et plaisantes idées reçues.
*(par Y.Guilcher, voir bibliographie d’Accrofolk)

- Oyez, oyez, donc ! La scottish n’est pas une danse d’Ecosse (elle est germanique), pas plus que le bransle d’Escosse, d’ailleurs (il est françois). Et la valse écossaise est un ancien nom de la scottis(c)h, récupéré pour désigner une forme de "St Bernard's Waltz". Oh yeah !

- La chapelloise est une danse suédoise et  "Cochinchine" est une danse danoise. La polka n’est pas une danse polonaise, mais tchéco-bavaroise, alors que la polska est scandinave. Avec la mazurka, la Pologne sauve largement son honneur créatif.

- Les cornemuses ne sont pas qu'écossaises ni indissociables du port d'un kilt, mais quasi universelles et d'une riche diversité. Oui, Madame, même à Strasbourg, jusqu’à la Réforme protestante. Non, Monsieur, cet air (médiéval) à la cornemuse n'était pas breton, mais alsacien et sur l’instrument de son époque.

- Il nous faut réexpliquer le cercle circassien à une majorité de danseurs interrogés. Bon, je pressens qu’on va ensuite devoir renoncer à la huit temps, à la crouzade et au lucky seven du programme prévisionnel. Même  "Cochinchine" ?

- Si un danseur pouvait accorder sa partenaire avant une danse, que ferait-il ? Lui relacer un soulier ? Lui repoudrer le nez à la colophane ? Lui essuyer le bec ? Lui ajuster les bretelles ? Lui retendre les peaux ? La mettre au diapason ? Lui limer les ongles ? Lui proposer des étirements avant une bourrée d'Auvergne (ou après une suite plinn à rallonges) ? La motiver pour l’unisson ?

- Et une danseuse pour l’accordage de son cavalier ? Lui faire rentrer le tee-shirt ? Lui changer sa chemise auréolée de sueur ? Lui redresser gentiment le dos lorsqu’il s’avachit ? Lui faire mettre un pantalon lorsqu’il est en short ? Lui nouer une queue de cheval ou un chignon lorsque ses cheveux inondent ses épaules ? Faire baisser d'un ton son ego? Lui parler de préludes, de crescendo et d'harmonie ?

- Trou noir complet pour jouer l’intro de la danse annoncée, aucun des musiciens ne se souvient plus de cet air archi rebattu pourtant. Sans aucune partition (c'est du répertoire « d’oreille et de mémoire »), nous en rions beaucoup, mais nerveusement. C’est donc que la pression monte...

…sauvés par l’animatrice de danses qui sait nous en chantonner les premières mesures. La réputation reste intacte. Je lui revaudrai peut-être cela pour la dépanner si un jour elle cale sur un branle coupé particulièrement asymétrique et déroutant que je connaîtrais.

- Ce violoniste pense transcender son jeu en se concentrant à chaque nouveau bal sur une autre belle et talentueuse danseuse inconnue. Il dit ne jouer alors que pour elle en lui envoyant ses bonnes ondes musicales télépathiques…

…parfois ça fait déraper son archet ou forcer à outrance ses vibratos charmeurs classico-parkinsoniens, très osés pour des morceaux de violoneux de terroir corrézien. En général, la danseuse élue ne remarque rien de tout cela.

- Un vieux truc pour trouver et garder le bon tempo : repérer un couple stable de bons danseurs de référence dans la salle (juste bons / moyens plus, car les très bons s’adapteront à tout). Si leurs gestes sont déliés et qu’ils ont l’air heureux, c’est qu’on y est. Surtout ne pas le leur dire. 

Amato

(A suivre...)