La dimension sociale du fest-noz

Depuis le début des années 1990 le fest-noz, qui n’est pas le nom spécifique que l’on donne au bal en Bretagne, mais un type de bal spécifique à la Bretagne, connaît un succès considérable. Avec plus de 1 000 festoù-noz organisés en 2002 – à partir d’un recensement dans la presse régionale nous en avons précisément dénombré 1 191 soit en moyenne 23 par semaine – cette forme d’expression culturelle est le véritable épicentre de la pratique musicale traditionnelle en Bretagne. Ce dynamisme nous autorise-t-il cependant à parler d’exception culturelle ? Apparu en 1993 lorsque la France fît exclure les œuvres et la production audiovisuelle du champ d’application des principes libéraux du GATT, le concept d’exception culturelle soulève de nombreuses critiques. De l’ambiguïté de la notion juridique à la proximité sémantique avec la notion d’exception française, nous nous devons d’employer cette notion avec précaution. J’en emploierai ici le terme “exception” dans son sens premier qui consiste à souligner le caractère unique d’une chose ou d’un phénomène. Plus précisément l’objet de mon intervention est de montrer l’aspect exceptionnel, l’unicité de l’inscription territoriale du fest-noz. Pour vérifier cette singularité spatiale, nous allons le comparer à une forme d’expression culturelle proche, à tel point que d’aucuns les confondent, le bal public ; cette analyse comparative se basant essentiellement sur les travaux de D. Crozat sur la géographie du bal en France.

Cette intervention s’articulera en trois temps. Il s’agira dans un premier temps de montrer comment une pratique paysanne localisée est devenue un phénomène de société régional. Par la suite nous viserons à définir la dimension sociale du fest-noz en Bretagne en distinguant sa fonction symbolique de son rôle dans la réalité des rapports sociaux. Nous verrons dans un deuxième temps que la pratique du fest-noz participe à la construction symbolique de la Bretagne et dans une troisième partie nous observerons les principales caractéristiques de l’emprise socio-spatiale du fest-noz.

De la cour de ferme à la région parisienne

Adaptation d’une tradition locale dont l’aire de pratique était circonscrite à quelques pays du Centre-Bretagne, en un demi-siècle la forme moderne du fest-noz s’est diffusée sur l’ensemble de l’espace régional.

Le fest-noz des années 2000 a été inventé au milieu des années 1950 dans le but de recréer les rassemblements festifs de la société traditionnelle paysanne qui ponctuaient les journées de travaux collectifs. Or cette forme traditionnelle du fest-noz, disparue dans les années 1930, qui associe travail et danse chantée dans un environnement spatial spécifique, celui de la cour de ferme était une pratique localisée. L’aire de pratique de cette forme traditionnelle du fest-noz correspond approximativement à la Haute-Cornouaille.

Par opposition à la Basse-Cornouaille littorale, la Haute-Cornouaille recouvre l’ensemble de la zone montagneuse de l’actuel Finistère (des Montagnes Noires aux Monts d’Arrée) ainsi qu’une partie des Côtes d’Armor et du Morbihan qui faisait partie de l’ancien évêché de Cornouaille. La Haute-Cornouaille n’est pas une entité culturelle homogène d’un point de vue socio-spatial mais plutôt un ensemble de pays à forte identité où les paysans entretenaient des pratiques relativement proches, notamment celle d’associer le travail et la danse. Cependant, lorsque dans les années 1950, les rénovateurs du mouvement culturel breton réinventent ces fêtes de nuit et lancent la forme moderne du fest-noz telle que nous la connaissons aujourd’hui – à savoir que les danseurs quittent l’ambiance authentique de la cour de ferme pour l’ambiance sonorisée des salles des fêtes – le phénomène se répand progressivement à l’ensemble de la région. Parti des campagnes finistériennes du Poher, le fest-noz moderne se répand d’abord dans les pays limitrophes qui ont connu la forme traditionnelle. Puis avec le soutien du “ mouvement folk ” des années 1970 le phénomène gagne des zones qui n’ont jamais connu le fest-noz traditionnel. Au cours des années 1970 le fest-noz devient une pratique régionale mais à la fin de la décennie, la vague folk retombant, les festoù-noz se raréfient. Ce reflux se confirme pendant les années 1980 mais tout au long de la décennie 90 le fest-noz connaît un nouveau dynamisme, soutenu cette fois par la vague celtique, pour arriver en 2002 à près de 20 festoù-noz par week-end.

Le fest-noz, géosymbole de la Bretagne

A partir de sites Internet spécialisés, en 2002, nous avons recensé 199 festoù-noz en dehors de la Bretagne dite “ historique ”.

La répartition de ces festoù-noz traduit deux logiques spatiales : une diffusion par juxtaposition du phénomène aux départements limitrophes (Mayenne, Maine-et-Loire et Vendée) et une concentration dans les départements d’accueil traditionnels des migrants bretons (l’ensemble des départements d’Ile-de-France, la Seine-Maritime et le Nord). Pour les Bretons de l’extérieur, et particulièrement pour ceux de Paris, étant donné son importance dans la vie culturelle bretonne de l’agglomération parisienne, le fest-noz est moins une tradition qu’un symbole moderne de leur attachement à leur territoire d’origine. Le fest-noz agit alors comme une forme spatiale vecteur d’identité, ce que Joël Bonnemaison appellerait un géosymbole du territoire breton.

Particulièrement perceptible en dehors des limites régionales, cette fonction identitaire est aussi sensible en Bretagne où il contribue au renouvellement du patrimoine vivant. L’utilité identitaire du fest-noz diffère donc de celle du bal public. Si la fonction symbolique du bal public est de perpétuer le modèle de la communauté villageoise, alors que la civilisation paysanne à laquelle il était lié a disparu depuis un siècle (D. Crozat, 1998), celle du fest-noz serait plutôt de maintenir vivants les éléments d’une culture populaire régionale héritée de cette même civilisation paysanne. La fonction symbolique du fest-noz en Bretagne procède plus de sa constitution en tant que loisir, en tant qu’espace de distraction que d’une fonction identitaire manifeste. En effet, d’après notre enquête sur la fréquentation des festoù-noz 66,7 % des personnes interrogées affirment se rendent dans un fest-noz avant tout pour danser contre 2,8 % pour affirmer leur identité. Espace de distraction pour les danseurs et espace d’expression pour les musiciens, le fest-noz a permis le développement d’une pratique culturelle à part entière qui favorise la diversification de l’offre de loisir en Bretagne. Cependant la dimension sociale du fest-noz ne se limite pas à cette fonction symbolique. Les pratiques liées au fest-noz s’inscrivent également dans la réalité des rapports sociaux.

Une emprise socio-spatiale singulière

L’emprise socio-spatiale du fest-noz s’exprime à travers les pratiques des différents acteurs concernés par ce genre de manifestations : les organisateurs, les musiciens et le public. L’analyse de ces pratiques permet d’appréhender la réalité sociale du fest-noz c’est-à-dire le rôle du fest-noz dans la société bretonne contemporaine. Nous allons nous intéresser plus particulièrement ici à deux de ces acteurs, les organisateurs et le public.

L’organisation d’un fest-noz est l’œuvre de structures associatives. A priori, on pourrait penser que cette activité soit l’œuvre d’associations qui ont comme principale mission de promouvoir la musique traditionnelle. Or, de nombreux festoù-noz existent grâce à l’action de diverses structures ayant un rapport plus ou moins lointain avec la musique bretonne.

Parmi ces structures, nous trouvons d’un coté des associations appartenant au “ mouvement culturel breton ” et de l’autre des associations qui a priori ne sont pas concerné par la promotion et le développement de la culture bretonne. Dans la première catégorie nous retrouvons des associations de sauvegarde et de développement des arts et traditions populaires de Bretagne et des structures de promotion de la langue bretonne, or ce type d’associations n’est pas majoritaire. En 2002 la moitié des festoù-noz ont été organisé par des structures qui ne relèvent pas du mouvement culturel breton.


Auteur : Olivier Goré, Docteur en géographie, Chercheur associé