La musique folk des peuples de France, par Roland Pécout

musique folk

Extraits du livre de Roland Pécout « La musique folk des peuples de France », paru en 1978 aux éditions Stock 2, collection Dire. 

Copyright Roland Pécout

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La nouvelle musique populaire : une mode ? Bizarre mode qui dure depuis des années et a ses propres modes internes. Refus du monde tel qu'il est ? Peut-être bien ; mais chez la plupart, refus encore plus radical des aliénations du « bon vieux temps » ; refus des misères d'une certaine société, et une des formes de sa remise en cause. Phénomène social, démarche collective, système idéologique, antisystème ? Tout cela en même temps. Alors nid de contradictions ? Réponse contradictoire à une société et à une culture bloquées, enferrées dans des contradictions de plus en plus grandes.

Le folk est un fils naturel, illégitime, bâtard. Produit d'un accouplement monstrueux et irrésistible. Comme tel, il ne peut se satisfaire du monde d'aucun de ses deux parents. Il est étranger en naissant, mal vu de l'un et de l'autre. Il est obligé de réinventer, d'aller plusf loin. C'est ainsi que, dans la science-fiction, naissent les mutants, inadaptés au monde ancien, et donc devant changer le monde. Le folk est né d'une tradition populaire moribonde et de l'enfer industriel. D'un côté une vision du monde traditionnelle, reliée au monde cosmique, à de vieux archétypes d'avant l'histoire que colportent contes et chansons, et en même temps vision fermée, société d'ordre et de tabous dont la fête est le revers. C'est le monde des affects et de l'imaginaire, refoulé, évanescent, rudoyé par les événements, et en même temps revêtu du mythe de la vie profonde. De l'autre côté, un quotidien tyrannique, impossible à fuir sans ruse et sans combat, doté de tout le pouvoir contraignant du réel : c'est le monde tel qu'il est, la société industrielle avec l'ordre mouvant de l'argent, la misère des banlieues, la grisaille hachélémisée et les mille attraits de la consommation, l'anonymat urbain source aussi bien de liberté que de solitude, un monde en mutation qui ouvre des horizons infinis, mais à mesure qu'on s'avance, on ne rencontre que l'agression et le vide du paraître.

Le folk est né, sans feu ni lieu, de cette nostalgie de soi-même et de ce ras-le-bol du vieux monde dit « moderne ». Et il a grandi en nous, les jeunes, comme une exigence, comme un désir. En quelques années, c'est une véritable « révolution copernicienne » de la musique, ou plutôt de sa pratique, qui remue la Bretagne, l'Occitanie, la Corse, la Catalogne, le Québec, le Pays basque, la Flandre, l'Hexagone tout entier, et plus largement l'ensemble des pays industriels. Plus profondément encore que les engagements militants, les élargissant, ou en concurrence avec eux, partout éclate la soif des participations, de l'expression de soi. Un premier vent salubre était venu d'Amérique, réaction d'avant-garde contre la déshumanisation qui nous attendait tous : le rock américain affichait la révolte et la défonce par la musique. Mais en partie récupéré par le show-business, il dégénère en yéyé puis en « variétés » insipides. Puis le folksong prend la relève : Dylan, Donavan, Joan Baez, Graeme Allwright, la musique sud-américaine... Mais, malgré les encouragements de Pete Seeger, qui, de leurs admirateurs européens, songeait à puiser, comme eux là-bas, dans notre propre fonds populaire ? Les groupes de pop anglo-saxons renouvelaient l'expression musicale, mais ils étaient souvent pris ici comme un produit de consommation. Pour le mûrissement des mentalités, toutes ces influences avaient été capitales. Mais les choses allaient lentement...

Un certain printemps allait faire éclater en fleurissement toutes ces montées de sève. Mai 68 brasse tous les courants politiques, culturels, idéologiques de la « nouvelle sensibilité ». Le droit à la différence n'est plus une maladie honteuse, c'est une affirmation centrale. Contre le pouvoir niveleur et ses multiples bâillons, commence à émerger chez les jeunes une conscience communautaire, une violente prise de parole à la base. Contre la poudre aux yeux, l'acuité d'une recherche réflexive et critique. Les quêtes d'identité qui existaient déjà prennent un nouveau départ et un nouveau contenu. Les mouvements des nationalités deviennent des mouvements de masse, et la chanson est leur figure de proue. Stivell et la pop-celtic mettent la musique bretonne renouvelée dans le circuit hexagonal. Marti et la « nouvelle chanson occitane » partent à la conquête non d'un public, mais de leur peuple. Siffer réveille la conscience de l'Alsace. [ ]

Les Bretons, à cause d'une tradition musicale vivace et d'une vie paysanne plus intense qu'ailleurs, avaient été les premiers à faire du nouveau avec leur musique populaire. Ce mouvement s'élargissait entre 1969 et 1971. A mesure que les ambitions devenaient plus hautes, le danger d'une folklorisation diminuait. La civilisation rurale d'autrefois et ce qu'il en reste est autoritaire, étouffante, patriarcale. Mais aussi elle connaît intimement, à sa façon, les détours de l'homme et de la nature. Et cela fait la profondeur de son chant. Alors certains traditionalistes s'indignent : « La culture populaire est un tout cohérent, pourquoi ne pas la respecter telle quelle ? » Et fanatiques et puristes, quelques groupes ne chantent que les « versions authentiques » obtenues de vieillards édentés, ne jouent que sur des instruments strictement reconstitués, font apprendre les danses anciennes et toutes leurs figures avec l'intransigeance d'un maître d'école, s'insurgent contre la « politisation ». Ces groupes sont peu nombreux. Même s'ils se disent « folk », ayant supprimé « lore » pour faire leur aggiornamento, même s'ils ont jeté aux orties les chapeaux d'épouvantails, ils ont la lourdeur des choses mortes. Ils sont la caricature d'une tentation pourtant plus large, mélangée parfois aux promesses de renouvellement : celle d'une régression pure et simple, d'un « retour aux racines » mystificateur. Alors qu'il ne s'agit que de reculer en apparence pour mieux sauter en réalité.

C'est justement cette distance infranchissable entre le présent et le passé, cette trahison irrespectueuse, qui donne à la nouvelle musique populaire son caractère de mobilité aux franges des systèmes établis. Prendre son pied avec la musique, avec son corps et avec les autres, et ce en retrouvant des rythmes essentiels enfouis en chacun de nous comme dans la mémoire collective ; c'est là la véritable dimension « révolutionnaire » du folk. En même temps que le folk grandit, les mouvements sociaux s'ouvrent à ce désir profond. Grèves, meetings, fêtes de quartier, immenses rassemblements comme ceux du Larzac : à travers la fête, on invente un peu plus cette parole totale, cette affirmation de soi qui déborde le discours politique et la contrainte des appareils. Ça ne remplace pas l'action, mais ça la nourrit. C'est une plongée dans son propre vouloir-vivre qui délivre les forces cachées.

Faire du neuf avec de l'ancien : cet ancien-là, ça n'est que des résidus de formes culturelles qui nous aident à inventer, quand nous sommes à court et dans l'impasse. Ça n'est qu'une opération maïeutique. Comme chez ces hommes de la Renaissance qui, s'inspirant de l'Antiquité contre la « barbarie gothique », inventaient le monde moderne. Le folk, c'est peut-être s'aider du refoulé individuel et collectif pour briser la robotisation, en finir avec l'ère de la survie. Réconcilier avec le quotidien les grandes pulsations du désir, de la vie et de la mort. Et casser la cadence des pointeuses, la monotonie des « jours ouvrables », la tyrannie du temps-marchandise, pour les remplacer par le rythme qui est le nôtre : le rythme de la danse...

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Ce n'est pas de folklore que folk est l'abréviation, mais de folksong et folkmusic. Le folk ? Ce bâtard dégourdi, plein de promesses, était né vers les années 65. Et c'est après 68 que, comme beaucoup d'autres choses et d'autres gens, il allait prendre conscience de lui-même, devenir plus fort, avoir très faim.

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En Alsace, danses et chansons populaires se sont toujours bien portées, ainsi d'ailleurs que le dialecte alémanique. Mais seuls les échos lointains d'orchestres à boire nous en parvenaient il y a quelques années. De Siffer à Weiss, de Dentanger à Géranium, une génération nouvelle a entrepris, en partant de ce qui est vivant, de renouveler le chant de l'Alsace. Et de se faire l'écho d'un réveil de sa jeunesse contre tous les complexes qu'un siècle de guerres et d'occupations diverses avaient engendrés.

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Des manifestations anti-boues rouges aux occupations antinucléaires d'Alsace, du Larzac aux bords de l'Erdre, à Malville, et aux réunions de quartier de la région parisienne, le folk est là. Parce qu'il est à sa place. Parce qu'il laisse pressentir, par les thèmes de ses chansons, la force de socialité de sa musique, l'ambiance bonne franquette de ses danses, la libération des corps que son rythme permet, la réconciliation entre la ville et la campagne, entre les pulsations de vie des hommes et des femmes et les rythmes de la vie universelle. Musique de plein vent, musique de route, musique de communication et musique de jouissance, la musique populaire a la verdeur de l'herbe et de l'espoir.

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La musique populaire orale, elle, a été faite pour être légère, pour provoquer à danser, à improviser, à rencontrer. C'est opérer une réduction que de ne représenter qu'en concert (et à plus forte raison qu'en disque) des airs de danse ou de carnaval. Dans leur structure même, ces airs ont vocation à être repris par tous. Ils peuvent être captés un temps par l'enregistrement ou le spectacle : cela n'altère pas leur force de communication. Leur place est sur les places, leur voie est le voyage.

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La musique orale porte toute l'ambiguïté, la duplicité, la riche équivoque de la musique. Elle est anonyme et chacun peut lui donner son empreinte. Elle unit la communauté et exprime ses conflits. Elle affirme le groupe en libérant l'individu, et affirme l'individu en cimentant le groupe. Elle dit un ordre et suscite les énergies cachées qui le font éclater. Elle appartient au quotidien et elle en est la subversion. Elle représente un rapport dialectique entre langue et parole, ordre et chaos temps de la fête et temps ordinaire, pulsions du corps et solidarités sociales, intégration et libération. L'homme abstrait, comme « les masses », sont des alibis idéologiques. C'est entre les individus et le groupe que le dialogue est créateur.

Musique qui intègre. - Contrairement à celle faite pour le concert ou pour le disque et les médias, elle s'est formée peu à peu sur le tas, par la pratique, par enrichissements et évolution continus. Ses auteurs sont innombrables dans le temps et dans l'espace. A l'échelle des siècles, on peut dire qu'ils se confondaient avec ses utilisateurs. Elle intégrait donc à la communauté villageoise, ou urbaine, ou régionale. Danser, chanter, jouer, c'était se brancher sur un vécu collectif, et l'enrichir à son tour. C'était accepter implicitement la loi du groupe, et aussi la subvertir, parce que la fête crée un temps différent où elle est sa propre loi.

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Cette musique orale semble avoir des vertus toniques, agir sur le corps par une espèce de secrète acupuncture, piquer des points nerveux qui donnent aux pieds l'envie de battre le rythme, qui infusent dans tout le corps une énergie et un désir. Cela est d'autant plus vrai quand la musique est plus familière. Jouer systématiquement des bourrées en Bretagne, de l'irlandais en Corse ou du cajun en Occitanie, c'est se priver et priver les autres d'un approfondissement de la découverte de soi, d'un déclic qui fait que la communauté s'éveille à elle-même, prend conscience d'exister. S'essayer à danser sur des airs populaires, sans honte d'être maladroit parce que beaucoup le sont autant, cherchant l'accord des rythmes du corps avec celui d'autres corps et de la musique, c'est ne plus être seul. C'est découvrir par l'expérience de la fête qu'une communauté existe, qu'on y a sa place.

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Le folk, enfin, libère les corps. Le violon, ou la vielle, ou la cabrette font une musique âpre, raclée, râpeuse, acide. L'accordéon diatonique est plus harmonieux, un peu triste. Les percussions marquent un rythme, branché sur ceux du cœur, du sang dans les veines, de la respiration. L'ensemble fait une musique légère et profonde à la fois, qui incite à se lever, à participer, qui excite les centres cachés de la réception. Rien à voir avec les mélodies molles et gluantes des variétés. Ce n'est pas non plus l'agressivité apocalyptique du rock, ni la planante plus passive de la pop.

Les complexes fondent dans la musique qui vous sollicite physiquement, vous fait du pied, réveille en nous des sentiments, des désirs qu'on ne sait pas nommer et qui montent de la très profonde mémoire de notre ventre, vous prend au corps, remonte votre sang à grands coups de rames, culbute dans votre tête des déserts, des maisons et des oasis, donne à vos jambes la respiration des poumons et vous fait ouvrir les mains comme des rideaux. On se sent disponible à des aventures de pluie, de peaux, de mer et de poèmes. On boit un coup en passant, on attend que monte encore un peu plus cette infusion, cette marée ce philtre de prescience et d'extra lucidité, on prend au passage une main dans la farandole, la sueur monte et toujours aigrelette la musique, et la danse se défait et on repart, en couple, ou seul, ou à quarante, pour un pas que l'on ne sait pas faire, mais qui vous porte, pour un mouvement en cadence et en mille improvisations où l'on se sent à l'aise dans sa peau, et où on n'est plus dans sa peau parce qu'on est en même temps le mouvement double ou multiple, le serpent qui se déroule sans autre but que son plaisir inutile. On est soi et on est aussi tous ces autres qui suent, qui vous tiennent par la main ; on croise un regard, on prend une épaule, on ne peut plus respirer. C'est les pieds qui respirent, on est la danse et on est le rythme gratuit, l'instant qui est le monde et ne pense pas au monde, la sueur qui ruisselle et le son acide, jaune et violet du violon. Et on regarde l'instant dans les yeux, et la joie dans le fond des yeux de l'instant, et un instinct très intelligent vous dit que c'est l'intensité de la vie qui fait couler toute cette sueur, et tout ça sans penser à rien. La musique au goût de citron et le rythme de la danse.

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Dans toutes les cultures occidentales, la musique populaire orale est une musique du corps, de l'individu total, contre l'abstraction, contre la parcellisation de nous-même. C'est une musique ouverte aux échanges.

p 215
La musique est un lien puissant : elle circule, n'a pas besoin de traduction, révèle les affinités culturelles profondes au-delà des divergences apparentes de société. La musique populaire française s'enrichit des autres musiques de communautés françaises hors de l'Hexagone : Wallonie, Suisse romande, Louisiane, Québec.

p 216
La musique populaire orale est un des chemins pour plonger au fond de soi, trouver des ressources cachées, des sens atrophiés, des désirs sans limites. C'est un chemin pour laisser entrer en nous des cultures autres que celles aujourd'hui dans l'impasse, des influences venues d'Orient ou de notre fonds propre, et qui conduisent à vouloir un autre déroulement du temps, un autre rythme des heures et des jours.


Roland Pécout est né en 1949, il étudie les lettres, l’histoire de l'art et la linguistique. Il exerce ensuite les professions d'écrivain et de journaliste indépendant. Il est spécialisé en sociolinguistique. Il voyage beaucoup en Europe et en Orient. Il s’intéresse à la nouvelle culture et aux problèmes occitans.


Merci à Roland Pécout et aux éditions Stock 2 pour leur autorisation de publier ces extraits.