Monsieur, voulez-vous danser avec moi ?

Danse traditionnelle

par Eric Limet

Demandez et l'on vous donnera; cherchez et vous trouverez; frappez, et l'on vous ouvrira, …. Matthieu 7.7
Que votre oui soit oui, et votre non soit non…Matthieu, 5.37

Depuis que j'anime Barnas, bals folk et autres fêtes de mariage, d'anniversaire, de célébrations diverses, j'ai toujours essayé, et souvent avec succès, de lutter contre une tendance générale déjà ancienne : dans les "groupes folkloriques", dans les bals, il y a presque toujours plus de filles que de garçons, de femmes que d'hommes. Le rapport est parfois de 1,5 à 1, mais souvent de 3, voire 9 à 1 ! Alors que, dans la tradition populaire, la danse était pratiquée et appréciée tant par les hommes que par les femmes. Et même, dans de nombreuses traditions, il y avait de nombreuses danses réservées aux hommes (1)

Cette tendance est évidemment liée à l'image de la danse dans nos sociétés bourgeoises (ou imitant un modèle bourgeois), et sans doute au fait que, pour beaucoup de nos contemporains, la danse c'est avant tout la danse classique (2).

Souvent, quand nous avons annoncé ici ou là un bal, une Barna ou un stage, je reçois beaucoup de demandes de renseignements par téléphone, par lettre etc. Elles émanent en majorité de femmes. Je ne manque jamais de leur dire : "Si vous connaissez un ou plusieurs messieurs, vous seriez gentille de leur proposer de vous accompagner. Je sais qu'ils sont souvent réticents. Mais essayez tout de même, s'il vous plaît". La réponse est généralement : "Oh, vous savez, mon mari (ou : mon compagnon, ou mes amis) n'aime pas du tout danser. D'ailleurs il danse comme un pied !". Parfois la réponse est indignée : "Comment osez-vous me dire cela ?" ou "Tiens ? il y a plus de femmes que d'hommes !", l'air de dire que ce serait à nous, organisateurs ou animateurs, de s'arranger à leur fournir des partenaires. Car, il faut bien le dire, c'est surtout dans l'intérêt des danseuses que j'agis, que nous agissons dans ce sens : n'est-il pas plus agréable pour une partenaire féminine de pouvoir danser avec un partenaire masculin de son choix ? tandis que pour les hommes, ma foi, ils ne rechignent pas nécessairement à avoir le choix entre de nombreuses femmes …

Mais mon sujet d'aujourd'hui n'est pas celui du déséquilibre entre le nombre de danseurs et de danseuses. Simplement, il s'agit d'entrer en matière…

Depuis que j'anime des danses "folk", j'ai toujours insisté sur le fait que ce ne sont pas seulement les garçons qui ont le droit d'aller inviter une fille, mais que l'inverse est aussi permis, et même souhaité. Il me semble que nous ne sommes plus au XIXème siècle…

Mais que constate-t-on (sans vouloir généraliser, mais enfin…) ? J'annonce par exemple un square (ou une danse en colonne, un progressive whole set à quatre couples). Et je vois se former, disons, trois squares (ou trois "sets") tandis qu'un quatrième s'élabore. Je demande : "Il vous manque un couple ?". On me répond : "Non, il nous manque un demi-couple !" Et je vois en effet 3 couples et une femme seule, qui attend un hypothétique cavalier… Je lui dis : "Allez donc en chercher, vous voyez bien qu'il y a plusieurs hommes assis autour de la salle ou debout près du bar !". Et alors, souvent, je vois la femme en question, au lieu d'aller vers ces messieurs disponibles, s'adresser à la cantonade en réclamant un partenaire "On demande un homme !"…

Non, Madame. D'abord, les demi-couples, ça n'existe pas. Il n'y a pas de M. La Cantonade (3) Pour avoir un (ou une) partenaire, il faut aller le chercher, et ne pas attendre qu'il (ou elle) vous vienne tout cuit dans la main, ou que l'animateur vous l'apporte sur un plateau d'argent. Si l'on veut inviter quelqu'un à danser, il faut aller vers lui (vers elle), et, pourquoi pas, le lui demander. L'inviter (un beau mot pour une bonne action !) : personnellement, gentiment, poliment, comme on s'adresse à un être humain, et non d'un geste impératif, exigeant, impatient, ou comme un orateur haranguant la foule ou un noctambule hélant un taxi…

J'anime aussi beaucoup de "classes vertes", avec des enfants de tout âge. Quiconque anime des activités pour des enfants, surtout s'ils ont quelque chose comme 9, 10 ou 11 ans, sait d'expérience que les filles rechignent souvent à danser avec des garçons, mais que ce sont surtout les garçons qui sont très gênés quand on leur propose d'inviter les filles… Je ne les brusque pas. J'admets, s'ils ne sont pas mûrs pour se mélanger, qu'une fille danse avec une fille, un garçon avec un garçon. Mais je leur dis tout de même qu'il est agréable pour une fille de danser avec un gars, et inversement, qu'en général c'est ainsi que font les adultes (du moins ceux qui dansent encore valses, rock ou slow). Et, souvent, ils finissent par y arriver, et y trouver du plaisir. Il me semble que, ce faisant, je les aide un tout petit peu à grandir, à devenir des adultes équilibrés.

Pour en revenir aux adultes, je connais aussi très bien les raisons des comportements décrits plus haut. Je sais que dans nos sociétés évoluées, il subsiste encore bien des préjugés, des habitudes ancrées dans la longue histoire du rapport entre les sexes. Qu'il n'est pas toujours facile pour un homme d'aller inviter une femme, et, généralement, encore moins pour une femme d'aller inviter un homme. Qu'on a peur d' ainsi s'exposer (pour reprendre l'exemple des enfants, ce qui effraie les garçons, c'est souvent qu'en choisissant une fille les autres risquent de se moquer en disant : "Oh ! il a une amoureuse" - ou l'inverse). Qu'on a peut-être peur aussi d'essuyer un refus. Et, soit dit par parenthèse, je trouve qu'il n'est vraiment pas bien de refuser qu'on vous invite (gentillesse et civilité appellent la réciprocité), sauf évidemment si le même garçon choisit toujours la même partenaire, alors que celle-ci a envie de changer. Mais, même dans ce cas, n'a-t-elle pas le droit, au lieu d'attendre passivement qu'on l'invite, de choisir elle-même un partenaire - sans attendre que tous les garçons soient pris, ni que tous les squares, les quadrettes ou les sets soient complets ?

Il est, certes, toujours intéressant de comprendre les mécanismes psychiques et sociaux qui expliquent tel ou tel comportement.

Toutefois cette activité si éminemment conviviale n'offre-t-elle pas justement une occasion de se départir de ces conventions sociales dépassées, de profiter de cette atmosphère de gaieté, de bonne camaraderie, de simplicité, pour être enfin plus naturel, pour se débarrasser de toutes ces peurs infantiles, pour oser prendre le risque d'aller vers les autres, de leur adresser une demande explicite ? Ne peut-on se demander si beaucoup de gens, qui dans nos sociétés souffrent de solitude, n'auraient pas avantage à apprendre ainsi à faire le premier pas, à ne pas attendre éternellement que l'autre prenne l'initiative ? Oui, au risque de se voir refusé ; mais… qui ne risque rien n'a rien. Et peut-être pourrait-on même aller plus loin, en évoquant ceux et celles qui, dans la vie en général, bien au-delà de la relation entre hommes et femmes, ratent bien des chances qui leur sont offertes (la chance d'un boulot, d'un voyage, ou plus quotidiennement d'une petite balade au soleil printanier…), par peur des risques, réels ou imaginaires.

Donc, je pense que la danse folk (sur ce plan comme sur d'autres) peut non seulement aider les enfants à progresser vers la maturité, mais aussi les adultes à s'épanouir dans tous les aspects de la vie sociale.

Eric LIMET, 5 avril 2004


(1) Voir notamment à ce sujet : Yves Guilcher "La danse traditionnelle en France", 2ème édition, FAMDT & ADP 2000, p. 206. Il cite notamment, parmi les danses d'hommes, les morris dances et sword dances anglaises, les Highland dances d'Ecosse, les solo dances irlandaises, le verbunk hongrois, les sauts basco-béarnais, etc

(2) Yves Guilcher parle à ce sujet des "conditionnements bourgeois" et des "pesanteurs sociales" qui entraînent "une fréquentation des stages à 80 % féminine (ibid p.206 et 207)

(3) Cf. Robert Escarpit "Les contes de la Saint-Glinglin" éd. Magnard, Paris 1973, collection
Fantasia, pp. 115 sqq